Machine à rêves et à émotions, le cinéma que nous aimons est celui qui est aussi capable d’être le reflet de nos sociétés, d’en souligner la beauté et la complexité, d’approcher au plus près le réel. Dans le même temps, le cinéaste d’un film suggère toujours un au-delà des apparences dans une sorte de traversée du miroir où il dévoile au spectateur une vérité plus essentielle encore : sa propre vision des êtres et des choses. C’est autour de cette question essentielle du cinéma que notre nouvelle saison de films a été pensée et conçue, mélangeant au mieux les cartes pour en retourner les meilleures.
Maître des faux-semblants et des chassés-croisés, Ernst Lubitsch sait précisément, et mieux que quiconque, jouer de l’artifice pour faire deviner les secrets dissimulés derrière les portes. Ninotchka (1939) est l’illustration d’une métamorphose retardée, celle d’une Greta Garbo en « Soviet », égarée dans un Paris de rêves et de champagne, dont le rire éclatant vient soudainement briser la glace des conventions. Sûr de ses effets comiques, le film s’offre à nous comme un pur moment d’ivresse, une satire feutrée de la société américaine où l’amour triomphe de toutes les idéologies.
Le regard que pose un cinéaste sur ses personnages compte parfois davantage que le seul message du film. À la manière d’un entomologiste, Claude Chabrol décrit dans Les Bonnes Femmes (1960) les vies désenchantées et les espoirs déçus de midinettes « nouvelle vague », draguées par une gent masculine tout à fait détestable. Lucide, Chabrol sait provoquer le spectateur : il déshabille la réalité pour en révéler les mensonges et l’hypocrisie, dans une fascination presque flaubertienne pour la bêtise humaine, qui est du reste le terreau de toute son œuvre. Dans ce film, par ailleurs plus complexe qu’il n’y paraît, la mémoire toujours vivante du maître Fritz Lang s’actualise dans une sorte de maîtrise objective de la mise en scène.
À la lisière entre fiction et documentaire, le cinéma de Kiarostami trouve son point d’orgue avec Close-up (1990), dans lequel se mélangent, de manière vertigineuse, vérités et mensonges. L’usurpateur du film, démasqué par la famille auprès de laquelle il se faisait passer pour un célèbre cinéaste iranien, plaide à son procès le droit à l’imagination, au jeu de rôles, dans un pays où culmine l’obéissance inconditionnelle à la « volonté divine ». À partir de ce fait divers, le cinéaste installe un formidable dispositif qui inverse notre rapport à l’intrigue : jugé pour avoir abusé de la fiction dans la réalité, l’accusé se trouve en quelque sorte racheté par le cinéma-vérité. Kiarostami n’oublie pas que l’enjeu de sa mise en scène est d’abord le sort d’un être humain qui engage sa vie dans un film. Il réveille en nous, en même temps, ce vieux et noble rêve d’un cinéma qui mise sur la croyance indéfectible en l’autre, au-delà de l’écran et des images.
Jacques Kermabon et Vincent Vatrican
> Voir tout le programme des Mardis du cinéma
> Voir toutes les projections spéciales