Quand Inès, consultante pour une grande société allemande basée à Bucarest, voit son père débarquer sans prévenir, elle ne cache pas son exaspération. Sa vie parfaitement organisée ne souffre pas le moindre désordre mais lorsque son père lui pose la question « es-tu heureuse ? », son incapacité à répondre est le début d’un bouleversement profond. Ce père encombrant et dont elle a honte fait tout pour l’aider à retrouver un sens à sa vie en s’inventant un personnage : le facétieux Toni Erdmann.
Allemagne, Autriche, 2014, couleur, 162 min., vostf.
Réalisation et scénario : Maren Ade. Image : Patrick Orth. Son : Erik Mischijew, Matz Müller, Patrick Veigel. Décors : Silke Fischer, Katja Schlömer. Direction artistique : Malina Ionescu. Costumes : Gitti Fuchs. Montage : Heike Parplies. Production : Komplizen Films, Coop99 Filmproduktion GmbH, Missing Link Films,, Südwestrundfunk, WestDeutscher Rundfunk, Arte. Avec : Peter Simonischek (Winfried Conradi/Toni Erdmann), Sandra Hüller (Inès Conradi), Michael Wittenborn (Henneberg), Thomas Loibl (Gerald), Trystan Pütter (Tim), Hadewych Minis (Tatjana), Lucy Russell (Steph), Ingrid Bisu (Anca).
[…] Puisque le père et la fille sont des infirmes de l’échange, c’est par le truchement de l’artifice que passe, désormais, la communication. Et celle-ci prend la forme d’un jeu incontrôlable, d’une fiction toujours plus glissante, à laquelle Inès va peu à peu se prêter. Ce glissement est rendu possible par une mise en scène d’une merveilleuse simplicité. Comment décrire cette écriture si peu démonstrative, qui semble ne se distinguer du « petit réalisme » que par la précision de son tempo, la justesse ahurissante de ses comédiens, la clarté de son timbre et de sa lumière, d’une blancheur expansive, comme autant d’éléments qui flottent entre ses personnages ! C’est sans doute cela qu’on appelle la grâce. Mais une grâce jamais bégueule, sachant s’embarrasser de mauvais affects […] et s’accommoder d’une drôlerie souvent triviale.
Mathieu Macheret, Le Monde, 15 mai 2016.
Née en 1976 à Karlsruhe, Maren Ade a étudié à l’École de cinéma de Munich, d’abord en section production et économie des médias puis en réalisation. Son film de fin d’études, Der Wald vor lauter Baümen (2003), inédit en France, primé au Festival de Sundance et sélectionné dans de nombreux festivals, raconte comment une professeure idéaliste et timide doit assez vite déchanter face aux déboires qu’elle essuie alors qu’elle vient de s’installer à Karlsruhe pour son premier emploi dans un lycée. Mare Ade dit avoir nourri sa fiction d’histoires racontées par ses parents, tous deux enseignants. Elle a produit ce long métrage grâce à Komplizen Film, la société qu’elle a fondée en 1999 avec Janine Jackowski pendant leurs études. Elle n’est pas seulement productrice de ses propres films ou de ceux du père de ses trois enfants, Ulrich Köhler (Sleeping Sickness, 2011), le catalogue de Komplizen Film réunit la fine fleur du cinéma d’auteur, entre autres le Portugais Miguel Gomes, le Roumain Radu Jude, l’Israélien Nadav Lapid, le Chilien Pablo Larraín, le Turc Nuri Bilge Ceylan. Aux côtés de Christian Petzold, Thomas Arslan, Angela Schanelec, Maren Ade s’inscrit dans cet ensemble baptisé École berlinoise, moins un mouvement artistique revendiqué qu’une sorte de label journalistique pour identifier un des pôles du renouveau du cinéma allemand à partir des années 2000. Son deuxième film, Everyone Else (2010), primé en 2009 au Festival de Berlin (Ours d’argent, Grand Prix du jury, Prix d’interprétation féminine pour Birgit Minichmayr), ausculte, « comme une culture de laboratoire sous son couvercle », écrit Thomas Sotinel dans Le Monde, la relation d’un couple bousculée par l’arrivée d’un autre couple pendant leurs vacances en Sardaigne. On ne s’étonne pas que, parmi ses influences, Maren Ade évoque Scènes de la vie conjugale (1973) d’Ingmar Bergman, mais elle cite aussi John Cassavetes, Michelangelo Antonioni (La Nuit, 1961), ainsi que Rainer Werner Fassbinder. Le succès de Toni Erdmann, auréolé de nombreuses distinctions dont le Prix de la critique internationale au Festival de Cannes 2016 et sacré Meilleur film 2016 au Prix du cinéma européen, confirme le talent de la réalisatrice allemande à allier réalisme social, humour absurde et ironie dans son observation minutieuse des relations humaines et des contradictions de la vie contemporaine.
Jacques Kermabon